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Le blog de Laurent Schietecatte, professeur d'histoire-géographie au collège et au lycée Jules Verne (Nantes)

Charlot soutient le moral des troupes

Charlot soutient le moral des troupes

"A night in the show", le film de Chaplin vu par Blaise Cendrars lors d'une permission à Paris

Etonnant témoignage de Blaise Cendrars (poète de la Prose du Transsibérien, romancier, voyageur) qui rend hommage à Charlot, grâce à qui les soldats ont quand même pu "rire aux larmes" pendant la Grande guerre ! Aurait-elle finalement été gagnée (un peu) grâce à Charlot ?

"Charlot est né au front. Jamais je n’oublierai la première fois que j’ai entendu parler de lui. C’était en 1915, au bois de la Vache, par une nuit d’automne pluvieuse et détrempée. Nous pataugions dans la boue, en sentinelles perdues, dans un entonnoir de mine qui se remplissait d’eau, quand Garnier, dit Chaude-Pisse, le premier permissionnaire de l’escouade, vint nous rejoindre, radinant tout droit de Paris. Toute la nuit il ne nous parla que de Charlot. Qui ça, Charlot ? Je crus que Charlot était une espèce de copain à lui, un frangin ou un beau-frère de la main gauche, et toute la nuit il nous fit bien rigoler avec ses histoires.

A partir de cette nuit-là et de huit en quinze jours, chaque fournée de permissionnaires nous ramenait de nouvelles histoires de Charlot et, nous autres, pauvres bougres qui attendions toujours notre tour de partir en perme, nous nous faisions drôlement enguirlander quand nous posions des questions pour savoir ce qu’il y avait de neuf à Paris.

- Non, mais des fois, t’as besoin de savoir Paname ? R’gardez-le donc, c’slé, qui n’a pas vu Charlot ! La ferme, hein ?...

Nous nous taisions.

Tout le front ne parlait que de Charlot. A la roulante, au ravitaillement, à la corvée d’eau ou de pinard, le téléphoniste au bout du fil, la liaison P.C., le vaguemestre qui apportait les babillardes, et jusqu’à ces babillardes elles-mêmes, d’un copain à l’hosteau ou d’une marraine de guerre distinguée, ne nous parlaient que de Charlot.

Qui ça, Charlot ? J’en restais rêveur. J’aurais bien voulu connaître ce nouveau poilu qui faisait se gondoler le front.

Charlot, Charlot, Charlot, Charlot dans toutes les cagnas et, la nuit, l’on entendait rire jusqu’au fond des sapes. A gauche et à droite, et sur toute la ligne de feu, on se trémoussait. Charlot, Charlot, Charlot.

La ligne d’en face, en revanche, restait dure. En dressant l’oreille nous entendions de notre petit poste avancé le Wer da ? des sentinelles allemandes. Charlot était français.

Un jour, ce fut enfin mon tour d’aller en permission. J’arrivai à Paris. Quelle émotion en sortant de la gare du Nord, en sentant le bon pavé de bois sous mes godillots et en voyant pour la première fois depuis le début de la guerre des maisons pas trop chahutées. Après avoir salué la tour Eiffel, je me précipitai dans un petit cinéma de la place Pigalle.

Je vis Charlot.

Charlot, c’était lui… Non, pas possible… Charlot, c’était lui… En tout cas, j’ai bien cru le reconnaître sous son maquillage… lui… un pauvre petit Juif qui venait souvent Kensington-road boire le thé dans notre chambre d’étudiant en fin de journée et qui, le soir, recevait des coups de pieds au cul, un clown parmi d’autres clowns, dans un brillant music-hall où Lucien Kra, le futur éditeur des surréalistes, triomphait comme champion du monde de diabolo et où, moi-même, je jonglais des deux mains car, alors, j’avais encore mes deux mains… J’avais d’abord pris Charlot pour un autre, mon ami Joseph Perlberg, qui lui ressemblait beaucoup, comme moi étudiant en médecine, avec qui je lisais Schopenhauer dans la journée, un sioniste, aujourd’hui maire de la Sedjérah près Nazareth, alors que je suis devenu le poète Blaise Cendrars, que Lucien Kra est mort en déportation en Allemagne en 1943 et que le petit Juif qui venait souvent boire le thé dans notre chambre à Londres est devenu le grand, l’immortel Charlie Chaplin.

Charlot !

Quelle soirée !

Je riais aux larmes.

Je crois bien que l’on donnait Charlot au Caf’ conc’ (en fait Charlot au Misc Hall), film cocasse où Charlot tient simultanément deux rôles, celui d’un ouvrier pochard au poulailler et celui d’un jeune baron en ribote au premier rang des fauteuils d’orchestre, et qui charrie les musiciens et leur instrument, des véritables caricatures vivantes comme seul E.-T.-A. Hoffmann avait su en typer jusqu’à ce jour. Je riais comme quatre…

- Hé ! soldat, on ne rit pas comme ça, c’est la guerre ! me dit en me frappant sur l’épaule un digne monsieur de l’arrière.

Je me retournai pour lui envoyer mon poing en pleine figure.

Dieu ! quelle blague !...

Et je terminai ma nuit de permission au commissariat de Pigalle."

Blaise Cendrars, "Charlot", extrait des œuvres complètes (1965)

"Shoulder arms !" (Charlot soldat), où Charlot se retrouve dans les tranchées. Un film de 1918.

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