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Le blog de Laurent Schietecatte, professeur d'histoire-géographie au collège et au lycée Jules Verne (Nantes)

En 1899, le procès en appel de Dreyfus bouleverse l’été à Rennes

A l'occasion des 120 ans du procès en appel de Dreyfus à Rennes, Ouest France a publié un article très détaillé sur cet événement. 

En 1899, le procès en appel de Dreyfus bouleverse l’été à Rennes

Tout commence par une tribune de presse, publiée un an et demi avant l eprocès rennais. Une véritable étincelle dans le baril de poudre d’une affaire qui, plus d’un siècle après, reste dans toutes les mémoires. « En portant ces accusations, je n’ignore pas que je me mets sous le coup des articles 30 et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui punit les délits de diffamation. Et c’est volontairement que je m’expose ». Le 13 janvier 1898, l’écrivain Emile Zola signe et fait publier, en première page du quotidien L’Aurore, l’article qui va relancer la fameuse « affaire Dreyfus » marquer à jamais l’histoire de la justice et de la presse en France.

« Cet article a changé tout le cours du procès Dreyfus. Pour Émile Zola qui n’avait rien à gagner dans cette histoire et lorgnait même sur l’Académie française, c’était quasiment du suicide ! », concède André Hélard, ancien professeur de lettres classiques et fin connaisseur de l’affaire du capitaine Alfred Dreyfus, injustement condamné en 1894 pour avoir prétendument transmis des documents secrets français à l’Empire allemand.

 

Cinq jours de manifestations à Rennes

 

Le retentissement est immense en France et en Europe. « Rennes va connaître cinq jours de manifestations d’antidreyfusards du 16 au 20 janvier 1898 », rappelle Jean-Noël Cloarec, de l’association pour la mémoire du lycée et collège de Rennes (Amelycor).

La majorité des étudiants de l’époque (1 000 à 1 500) défilent sous les fenêtres des quelques professeurs rennais qui, déjà avant l’article de Zola, s’étaient mobilisés en faveur de Dreyfus (notamment Victor Basch). Ces fils de bonne famille demandent au recteur de suspendre ces enseignants « anti-patriotes, anti-français ». Ils s’en prennent également aux commerçants juifs. Sur 70 000 habitants, Rennes compte 11 familles juives. Cette semaine-là, l’Affaire Dreyfus fait son entrée dans les rues de Rennes. 

 Le gouvernement français de l’époque traduit Émile Zola en justice pour diffamation. « Le procès de Zola sera aussi celui de l’affaire Dreyfus. Mais le dossier passe de la justice militaire, qui avait statué à huis clos, à la justice civile et publique », souligne André Hélard. Condamné, Zola fuit en exil en Angleterre.

Procès du capitaine Alfred Dreyfus : une gravure illustrant le procès du conseil de guerre | ARCHIVES

Procès du capitaine Alfred Dreyfus : une gravure illustrant le procès du conseil de guerre | ARCHIVES

Le 3 juin 1899, la Cour de cassation casse le jugement du 28 décembre 1894 rendu contre le capitaine Alfred Dreyfus. Il avait été accusé d’espionnage et condamné sur la base d’un bordereau, partiellement déchiré, non daté et non signé. Le document laisse alors entendre qu’un officier français lui livre des renseignements.

La « ressemblance » d’écriture est fatale au polytechnicien et artilleur de confession juive. Un autre bordereau relance l’affaire en mars 1896. Il a été découvert dans les mêmes conditions que le précédent par le lieutenant-colonel Picquart, alors à la tête du service de contre-espionnage. Cette fois, le document intercepté à l’ambassade d’Allemagne est adressé à un certain commandant Esterhazy, et montre qu’il livre des informations.

Une enquête est lancée, aboutissant à la décision de la Cour de cassation qui renvoie l’affaire devant le Conseil de guerre de Rennes. Ce nouveau procès s’ouvrira le 7 août 1899, dans la salle des fêtes du lycée de Rennes, aujourd’hui lycée Émile-Zola.

Rennes, un choix pragmatique 

Pourquoi la ville de Rennes ? D’abord car le procès doit se tenir dans une ville où siège un conseil de guerre. Ces villes sont peu nombreuses à l’époque. Avec ses 70000 habitants, et malgré les manifestations de janvier 1899, Rennes apparaît aux autorités comme une ville sûre et tranquille. Les dreyfusards, qui viennent de fonder la section rennaise de la Ligue des Droits de l’homme, trouvent ce choix désastreux en raison de la tonalité anti-dreyfusarde de la ville.

Le choix de Rennes s’appuie aussi sur une raison géographique. Il faut une ville la plus proche possible du port où débarquera Dreyfus qui, depuis 1895, est sur son île du Diable, près de Cayenne. En réalité, Dreyfus a débarqué à Port-Haliguen pr ès de Quiberon. Le procès aura lieu du 7 août au 9 septembre 1899, dans la salle des fêtes du lycée, avenue Janvier.

L’actuel lycée Emile-Zola, à Rennes où fut organisé le procès en appel du capitaine Dreyfus. | ARCHIVES

L’actuel lycée Emile-Zola, à Rennes où fut organisé le procès en appel du capitaine Dreyfus. | ARCHIVES

Ce choix peut paraître étonnant, il est en fait pragmatique. À l’époque, l a salle du Conseil de guerre jouxte la prison militaire qui se trouvait alors sur le site où sont aujourd’hui installés le Théâtre national de Bretagne (TNB) et les locaux de France 3. Cette salle était trop petite pour un tel procès.

Pourquoi pas la salle de la cour d’appel de Rennes, déjà installée dans le Parlement de Bretagne à l’époque ? « Parce qu’il aurait fallu traverser la Vilaine, et l’on redoutait des manifestations, ou même un attentat, sur le parcours depuis la prison militaire », souligne André Hélard. Alors on choisit le lycée d’en face. Il n’y avait que la rue à traverser. Et puis, c’était les vacances scolaires.

Une arrivée discrète

Un mois avant l’ouverture du procès du capitaine Dreyfus, sous des températures déjà caniculaires, le couple Dreyfus s’installe dans la capitale bretonne. Le 30 juin 1899, Lucie Dreyfus arrive en gare de Rennes. Elle loge au 25, rue de Chatillon (aujourd’hui rue Duhamel) dans la Villa de madame Godard, une protestante habituée de la paroisse du pasteur Collet. Son époux est attendu le 1er juillet. Mais Alfred Dreyfus, finalement, n’arrivera pas en gare de Rennes.

Pour « éviter les troubles », les autorités ont imaginé un autre scénario. Le train en provenance de Vannes est stoppé, au petit matin du 1er juillet, au passage à niveau de la Rablais, en Saint-Jacques-de-la Lande. Alfred Dreyfus descend du train.

Sous l’œil du préfet Duréault et à la grande surprise de la garde-barrière qui, selon les historiens de l’Affaire, « n’a jamais entendu parler de Dreyfus car elle n’a pas assez d’argent pour acheter les journaux ». Un fiacre « secrètement réquisitionné »emmène, sous bonne escorte, le prisonnier le plus célèbre de France à la prison militaire de Rennes qui n’existe plus aujourd’hui.

En 20 minutes, Alfred Dreyfus est mis à l’abri et les autorités respirent. Ils craignent tant un attentat… Le jour même, Alfred et Lucie Dreyfus peuvent enfin se revoir pendant une heure, en présence d’un… officier. « L’émotion que nous éprouvâmes, ma femme et moi fut trop forte pour qu’aucune parole humaine ne fût prononcée… Nous nous contentâmes de nous regarder, puisant dans les regards échangés toute la puissance de notre affection, comme de notre volonté », racontera plus tard Dreyfus (1).

Leur arrivée ne bouleverse pas encore la ville de Rennes même si les plus engagés dans les camps dreyfusard ou antidreyfusard fourbissent leurs armes. Une partie de la presse locale, polémique sans précautions verbales. La fièvre monte à l’approche du procès qui débute le 7 août. Le 15 août, la procession est supprimée…

Un procès médiatique avec 300 journalistes

L’affaire Dreyfus à Rennes, c’est le premier procès médiatique de l’histoire. De grandes plumes font le déplacement : Maurice Barrès pour Le Journal ou encore Gaston Leroux pour Le Matin. D’après les chiffres de l’époque, ils sont près de 300 à avoir fait le voyage jusqu’à la capitale bretonne, à la grande surprise des Rennais. Du jamais vu pour un procès.

Le Figaro arrive, par exemple, avec une équipe d’une vingtaine de personnes. Fait rare : des femmes journalistes sont aussi présentes. Elles sont d’ailleurs de ferventes dreyfusardes. Surprenante aussi est la place que donne la presse étrangère à « L’affaire Dreyfus ». Des reporters sont partis de Londres mais aussi des États-Unis, d’Allemagne et de Russie, du Danemark et d’Argentine…

Toujours dans la cour du lycée, tout à fait au centre, regardant l’objectif, Mathieu Dreyfus, frère du capitaine. | ARCHIVES

Toujours dans la cour du lycée, tout à fait au centre, regardant l’objectif, Mathieu Dreyfus, frère du capitaine. | ARCHIVES

La presse, qui avait permis la révision du procès, si elle n’a pas influé sur celui-ci, a largement accompagné l’Affaire. « Elle était majoritairement anti-dreyfusarde. Disons qu’elle reflétait les trois catégories de gens : les antis « forcenés », les antis « modérés » qui avaient du mal à croire que l’armée puisse se tromper, et les partisans minoritaires. » La presse avait également déplacé une armada de dessinateurs.

L’affaire Dreyfus est aussi le sujet du premier film politique dans l’histoire du cinéma, le premier « docu-fiction », dirait-on aujourd’hui. Le grand Georges Méliès assistait au procès tous les jours ou presque à Rennes, faisait des croquis et retournait à Paris tourner dans son studio. Le film l’Affaire Dreyfus est sorti en 1889, quasiment à la fin du procès. Il comporte 11 scènes (9 retrouvées) dont 5 concernaient Rennes.

La première audience

Le 7 août 1899, c’est la première audience. Rennes entre de plein fouet dans le second procès. Les passions se transforment en querelles, en invectives puis en bagarres. Le Rennais va au conseil de guerre comme il va au spectacle ; les billets d’entrée au lycée s’arrachent. « La première distraction de la journée, c’est d’aller voir passer le prisonnier », lit-on dans Le Gaulois.

Les forces de l’ordre à cheval qui barrent l’avenue de la Gare (avenue Janvier) sur les quais, pendant le procès. Une photo retrouvée dans les archives de la Société photographique de Rennes. | ARCHIVES SOCIÉTÉ PHOTOGRAPHIQUE DE RENNES.

Les forces de l’ordre à cheval qui barrent l’avenue de la Gare (avenue Janvier) sur les quais, pendant le procès. Une photo retrouvée dans les archives de la Société photographique de Rennes. | ARCHIVES SOCIÉTÉ PHOTOGRAPHIQUE DE RENNES.

L’arrivée du capitaine Dreyfus est immortalisée. « Deux haies de gendarmes barrent la rue pendant qu’une escouade simule, au nord de la prison, un mouvement tournant. Les portes de la prison s’ouvrent et, entre une haie de soldats sortis avec lui, le capitaine Alfred Dreyfus paraît ; il est vêtu de son uniforme ; il marche d’un pas ferme et porte beau. La foule, des deux côtés de la rue, n’a pas le temps de se douter de rien, que voilà le prisonnier déjà entré dans le lycée ». Gaston Leroux, le journaliste du Matin, vient d’assister à l’entrée du condamné de l’île du Diable.

Victor Basch décrit plus longuement le capitaine Dreyfus, dans l’Avenir de Rennes : « Il entre d’un pas ferme, allure strictement militaire. Le corps est un peu massif. Mais la taille est bien prise, le figure imberbe, extrêmement jeune de profil […]. Nous emportons de cette première audience deux images inoubliables. L’une, visuelle : la tête de Dreyfus, si jeune dans ses cheveux mi-blancs, et l’autre auditive : la voix de Dreyfus, si vibrante en clamant son innocence ». D’autres observateurs sont moins tendres : l’envoyé de L’Intransigeant parle de « scorpion » et d'« oiseau de nuit ».

On tire sur un avocat de Dreyfus

Le 14 août 1899, c’est un véritable coup de tonnerre qui résonne dans la salle d’audience. Sur le chemin du tribunal, un homme vient de tirer sur l’un des deux avocats de Dreyfus !

Alfred Dreyfus était entouré de deux avocats. Maître Demange, catholique convaincu, avait accepté de défendre le capitaine dès 1894, parce qu’il était convaincu de son innocence… Son collègue, Me Labori, plus jeune, était aussi plus fougueux.

Dans la cour du lycée de l’avenue de la gare (aujourd’hui Zola), Me Demange, l’un des deux avocats du capitaine Dreyfus. | ARCHIVES SOCIÉTÉ PHOTOGRAPHIQUE DE RENNES.

Dans la cour du lycée de l’avenue de la gare (aujourd’hui Zola), Me Demange, l’un des deux avocats du capitaine Dreyfus. | ARCHIVES SOCIÉTÉ PHOTOGRAPHIQUE DE RENNES.

Le 14 août, une semaine après le début du procès, maître Labori sort de l’hôtel particulier où il est hébergé, rue Laënnec. Il est six heures du matin. Il se dirige à pied, avec un assistant, en direction de l’actuel lycée Zola où se tient le procès. Il longe pour cela la Vilaine. Au pont de Richemont, un individu surgit par-derrière et lui tire dans le dos. Le malfaiteur s’enfuit. Il criera à un homme qui tente de le stopper : « Je viens de tuer un Dreyfus ! »

La nouvelle tombe comme une masse dans la salle d’audience, entraînant un désordre monstre. D’autant que la ville de Rennes était quadrillée, le temps du procès, par la police. Coup de chance : Me Labori n’est pas grièvement blessé. Il reprendra sa place une semaine après.

Le malfaiteur ne sera jamais identifié. Les journaux s’en tiendront pour la plupart à des clichés du genre : « Bretagne, terre de chouans, où l’on sait tout mais où on ne dit rien ». Cet épisode qui aurait pu être dramatique ne calmera pas la mésentente entre les deux avocats qui, jusqu’au dernier moment, hésiteront sur la tactique à suivre : attaquer de front l’armée ou la ménager ? La seconde option l’emportera finalement, Me Labori ne plaidera pas.

Cinq longues semaines d’audiences

Le 9 septembre, c’est le jour du verdict. Me Demange, avocat de Dreyfus, vient d’achever une longue plaidoirie de cinq heures. La cour composée de sept juges militaires se retire pour délibérer. Dreyfus, l’officier juif alsacien, est-il coupable d’avoir écrit le fameux bordereau attestant d’une relation d’espionnage avec les Allemands ?

Le capitaine Alfred Dreyfus, devant le Conseil de guerre, dans la salle des fêtes du lycée de la gare, aujourd’hui lycée Emile-Zola, à Rennes, en 1899. | ARCHIVES MUSÉE DE BRETAGNE.

Le capitaine Alfred Dreyfus, devant le Conseil de guerre, dans la salle des fêtes du lycée de la gare, aujourd’hui lycée Emile-Zola, à Rennes, en 1899. | ARCHIVES MUSÉE DE BRETAGNE.

Pendant cinq semaines d’audiences parfois houleuses, la bagarre juridique a été intense dans la salle des fêtes du lycée. Jusqu’au dernier moment, la défense tente d’obtenir de l’Allemagne une confirmation que Dreyfus n’est pas coupable.

Dans un réquisitoire plutôt « médiocre », le représentant du gouvernement, lui, a conclu à la culpabilité. Le gouvernement de Waldeck-Rousseau, est plutôt de l’avis inverse.

À 17 h, le conseil de guerre revient dans la salle. Le colonel Jouaust, président du conseil, annonce : Dreyfus est reconnu coupable par cinq voix contre deux. Il bénéficie toutefois de « circonstances atténuantes ». Mais il est condamné à dix ans de déportation.

Parmi les deux juges qui ont acquitté Dreyfus, le président du conseil Jouaust et le catholique commandant Charles de Bréon. Cet aristocrate, pieux, qui allait avant chaque séance prier à l’église Toussaints, juste derrière le lycée, a finalement voté en conscience contre son milieu (l’armée est antidreyfusarde en grande partie). À Rennes, les réactions ne se font pas attendre.

La joie des antidreyfusards

« Dans les rues de Rennes parcourues par des patrouilles de gendarmes, on va célébrer d’une étrange façon la victoire des nationalistes. Il y a foule devant le café de la Paix, on réclame la Marseillaise aux musiciens, ce qui entraîne des cris rituels. Sur intervention de la police, l’orchestre se tait, mais il est vite relayé par la foule qui entonne une autre Marseillaise, « l’antijuive », peut ont lire dans l’ouvrage d’André Hélard et Colette Cosnier, Rennes et Dreyfus en 1899, une ville, un procès.

Les dreyfusards déchantent. Tel Victor Basch, leur leader. Témoin de cette citation du professeur rennais, rapportée par sa petite fille Françoise Basch : « Il était cinq heures quand nous sortîmes du lycée. La ville avait un aspect sinistre. Tous les volets étaient mi-clos et il nous semblait voir luire, dans les interstices, des yeux chargés de haine et de meurtre. Une visite, une cruelle visite à Mme Dreyfus, puis tout le monde partit et ce fut fini. »

Mais la presse du monde entier a largement couvert le procès de Rennes. La seconde condamnation de Dreyfus déclenche un tollé international. Le président Loubet doit gracier Alfred Dreyfus pour éviter un boycott de l’exposition internationale de Paris.

La grâce présidentielle, le 19 septembre, empêchera Dreyfus de repartir à Cayenne. Dans la nuit du 19 au 20 septembre, Dreyfus quitte la prison militaire de la rue Duhamel (actuel emplacement de France 3) pour Vern-sur-Seiche. Là, il prend le train pour Bordeaux, via Nantes, et rejoint sa famille.

Il faudra attendre le 12 juillet 1906 et l’arrêt solennel de la Cour de cassation qui annule sans renvoi le jugement rendu à Rennes en 1899 et prononce « l’arrêt de réhabilitation du capitaine Dreyfus ».

(1) Propos extrait de l’ouvrage d’André Hélard et Colette Cosnier « Rennes et Dreyfus en 1899, une ville, un procès », 1999, éditions Pierre Horay.

 

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